Le Maroc a érigé le sport – en particulier le football – en outil central de sa stratégie de rayonnement international depuis une vingtaine d’années. Dans sa politique de diversification économique, le Royaume mise sur de grands événements sportifs pour attirer investisseurs et touristes. Après l’épopée historique des Lions de l’Atlas lors de la Coupe du monde 2022, le Maroc s’apprête à organiser la Coupe d’Afrique des nations (CAN) 2025 (21 décembre 2025 – 18 janvier 2026), avant de co-organiser la Coupe du monde 2030 avec l’Espagne et le Portugal.
Ces choix illustrent une diplomatie en mouvement, convertissant un succès sportif en capital diplomatique et en puissant levier d’influence internationale. Le football marocain s’affirme ainsi comme moteur de soft power et catalyseur du développement du Royaume, dans le cadre d’une ambition de leadership continental.
Une diplomatie sportive marocaine au long cours
Sur le continent africain, Rabat a patiemment tissé sa toile via une diplomatie du ballon rond. Peu après son retour au sein de l’Union africaine en 2017, la Fédération royale marocaine de football (FRMF), sous l’impulsion de son président Fouzi Lekjaa, a signé des accords de coopération avec presque toutes les fédérations africaines (47 sur 54). À travers ces partenariats renouvelables, le Maroc offre soutien logistique, assistance technique et mise à disposition de ses infrastructures à ses voisins. Ce maillage footballistique a renforcé le rôle du Royaume comme partenaire clé en Afrique et accru son influence au sein des instances continentales (la CAF). L’objectif affiché est clair : faire du Maroc la « maison du football africain » en accueillant équipes et compétitions du continent.
Parallèlement, le pays a investi massivement dans la formation et les infrastructures sportives. Inauguré en 2019 près de Rabat, le Complexe Mohammed VI de Maâmora (30 hectares, plus de 50 millions d’euros investis) figure désormais parmi les meilleurs centres techniques au monde. Cette académie de pointe a formé des talents internationaux (par exemple Youssef En-Nesyri ou Nayef Aguerd) et ouvre régulièrement ses portes aux sélections africaines pour des stages et entraînements. En développant ses propres champions tout en partageant son savoir-faire, le Maroc assoit son image de pôle sportif régional. Le Royaume a aussi multiplié les événements organisés sur son sol : il a accueilli le Championnat d’Afrique des nations (CHAN) en 2018, la CAN de futsal, la CAN féminine 2022 (où les Marocaines ont atteint la finale), ainsi que la Coupe du monde féminine U17 en 2024. Cette expérience accumulée positionne le Maroc en terre d’accueil privilégiée du football africain et mondial.
Il convient de souligner que cette diplomatie sportive s’inscrit dans une stratégie politique plus large, notamment sur la question sensible du Sahara occidental et de revendiquer la marocanité du territoire. Le Maroc utilise en effet le football comme un outil diplomatique pour rallier des pays à sa position, face aux indépendantistes du Front Polisario soutenus par l’Algérie, notamment en utilisant l’outil cartographique pour sa revendication. Un débat de longue date que le Maroc semble gagner petit à petit avec la récente décision de l’ONU. Dans une logique de blocs, le Maroc essaie de rallier un maximum de pays à sa cause et de contrer non seulement son voisin algérien, mais également l’autre poids lourd du continent, l’Afrique du Sud. Ainsi, les partenariats footballistiques et l’accueil de matchs internationaux (par exemple, des rencontres de qualifications jouées au Maroc faute de stades conformes ailleurs) contribuent à renforcer les liens diplomatiques du Royaume en Afrique. Cette géopolitique du ballon rond complète les autres leviers d’influence de Rabat (coopération économique, religieuse, sécuritaire) dans son grand retour en Afrique subsaharienne.
CAN 2025 : un évènement sportif comme levier de développement et comme tremplin vers 2030
La préparation de la CAN 2025 – prélude au Mondial 2030 co-organisé par le Maroc avec l’Espagne et le Portugal – s’accompagne d’investissements publics colossaux, intégrés à un projet plus large de modernisation du pays. Le Maroc entend profiter de l’événement pour améliorer durablement ses infrastructures de transport et sportives, afin d’atteindre les standards des grandes compétitions internationales souvent absents en Afrique.
D’après les données compilées par Le Monde, les principaux postes de dépenses se répartissent comme suit : plus de 9 milliards d’euros pour prolonger la ligne à grande vitesse (TGV) Tanger–Casablanca jusqu’à Marrakech (achat de 168 trains et développement de métros à Casablanca, Rabat, Marrakech); environ 4 milliards d’euros pour agrandir et moderniser les aéroports de Casablanca, Marrakech, Agadir et Fès, afin de porter la capacité annuelle à 80 millions de passagers d’ici 2030 (contre 38 millions actuellement); et près de 2,4 milliards d’euros pour rénover six stades, équiper 130 centres d’entraînement, et construire le futur Grand Stade Hassan II (115 000 places) près de Casablanca. Cet effort financier exceptionnel, étalé jusqu’en 2030, représente une part notable du budget national (le budget de l’État avoisinait 67 milliards d’euros en 2025).
Les autorités justifient ces dépenses en soulignant qu’elles auraient dû être engagées tôt ou tard, CAN ou non. « Le Maroc, avec ou sans Coupe du Monde, devait améliorer la capacité de [ses] aéroports », a déclaré Fouzi Lekjaa, également ministre délégué au Budget, ajoutant que le prolongement du TGV « va métamorphoser la vie » des Marocains. Cette vision est jugée cohérente par des économistes, qui estiment que les investissements dans les aéroports, le rail et les routes bénéficieront à la population sur le long terme – à l’image de Barcelone, où les Jeux olympiques de 1992 ont servi de tremplin touristique et urbain. En revanche, des voix mettent en garde sur l’héritage des équipements purement sportifs : « Est-ce que les stades neufs vont devenir des “éléphants blancs” ? », s’interroge Luc Arrondel (CNRS), pointant le risque de voir des enceintes ultra-modernes sous-utilisées et coûteuses après le tournoi (comme ce fut le cas pour certains sites des JO d’Athènes 2004).
Sur le plan économique, les autorités espèrent un effet d’entraînement de la CAN 2025. La dynamique enclenchée par la Coupe du monde 2022 en témoigne : grâce à la visibilité internationale acquise, le Maroc a battu un record touristique en 2024 avec 17,4 millions de visiteurs, en forte hausse (+20% sur un an, et +35% par rapport à 2019). Les recettes en devises du secteur ont atteint un niveau sans précédent de 112 milliards de dirhams en 2024 (+43% vs 2019, +7% vs 2023). Ce boom profite à l’hôtellerie, à la restauration, aux transports, et crée un cercle vertueux pour l’emploi local. Toutefois, nombre d’analystes rappellent que l’organisation de grandes compétitions n’est pas forcément un jackpot financier immédiat. La plupart des pays hôtes finissent à l’équilibre voire en déficit une fois tous les coûts comptabilisés. Les bénéfices tangibles relèvent surtout des retombées indirectes : infrastructures modernisées, accroissement de l’attractivité internationale et renforcement de l’image de marque, bien plus que des recettes de billetterie. Le Maroc mise donc sur ces effets d’héritage à long terme, tout en acceptant que l’événement en lui-même relève autant de l’investissement stratégique que du calcul comptable.
En outre, Rabat voit cette CAN à domicile comme un galop d’essai avant le Mondial 2030. Le tournoi africain jouera le double rôle de vitrine continentale du leadership marocain et de répétition générale avant la grande scène mondiale. Si la Coupe d’Afrique 2025 est perçue comme bien organisée, agréable et fluide, elle constituera un formidable point d’appui pour aborder 2030 dans les meilleures conditions. Chaque détail compte : une CAN 2025 réussie, fluide et sécurisée, renforcerait le crédit du Maroc et servirait de preuve de son savoir-faire organisationnel. À l’inverse, le Royaume sait qu’il joue en partie sa réputation avant 2030 : « Une CAN réussie sera vue en Afrique. Mais une Coupe du monde ratée serait vue dans le monde entier. Maintenant est le moment d’apprendre, de corriger et de se préparer », avertit d’ailleurs le spécialiste Simon Chadwick.
Le sport comme outil de soft power et bien au-delà de l’Afrique à l’Asie, en passant par le Moyen-orient
Dans le concert mondial du soft power sportif (que l’on pourrait nommer sport power tant le sport n’est plus seulement un enjeu d’image) le Maroc se distingue par une approche ambitieuse mais singulière. Depuis plusieurs années, le Royaume chérifien intègre résolument le sport à sa stratégie d’influence internationale. Ce choix s’inscrit dans un mouvement global où les États utilisent le sport comme instrument de politique étrangère et de diplomatie d’influence.
À l’instar de certains pays du Golfe ou d’Asie, le Maroc a progressivement fait du sport un pilier structurant de sa diplomatie en s’appuyant sur des bases solides : aujourd’hui son équipe nationale figure parmi les meilleures d’Afrique et du monde arabe, et son exploit en 2022 a accru sa visibilité et renforcer sa légitimité symbolique sur la scène sportive. Ce succès retentissant a marqué un tournant, venant couronner des efforts de long terme en formation (Académie Mohammed VI), en compétitivité des clubs locaux et en amélioration des infrastructures. Par ailleurs, le Maroc s’est forgé une identité de pont entre plusieurs mondes – entre l’Afrique et le monde arabe, entre l’Europe et le Sud global – et le sport vient encore renforcer ce rôle de carrefour d’influences.
S’il s’inspire de dynamiques mondiales, le modèle marocain de « sport power » n’est pas une simple copie. Rabat déploie une stratégie propre, inscrite dans le temps long et adaptée à son contexte géopolitique. Contrairement à d’autres acteurs qui investissent à tout-va, le Royaume cible en priorité son aire d’influence naturelle : l’Afrique, la Méditerranée et l’Europe. « Le Maroc ne cherche pas à concurrencer les États du Golfe ou de l’Asie qui investissent énormément dans le sport ces dernières années. Il se concentre sur son aire naturelle (…) et il le fait intelligemment », observe le chercheur James M. Dorsey. Plutôt que de rivaliser directement avec le Qatar ou la Chine sur la scène mondiale, le Maroc mise sur un leadership régional affirmé, en se positionnant comme locomotive sportive du continent africain.
Cette stratégie sportive est étroitement liée aux orientations diplomatiques du pays. Sous l’impulsion du roi Mohammed VI depuis le début des années 2000, le Maroc a réorienté son action vers l’Afrique subsaharienne (retour dans l’UA, coopération économique et sécuritaire, diplomatie religieuse, etc.), et le sport s’est ajouté comme levier central de cette nouvelle dynamique africaine. La montée en puissance des clubs marocains dans les compétitions africaines, tout comme la multiplication des événements sportifs internationaux organisés au Maroc, reflètent cette volonté d’affirmation sur le continent. Le Maroc n’est certes pas le seul État africain à investir le champ sportif pour gagner en influence – le Rwanda, par exemple, a misé sur des partenariats de prestige avec Arsenal, le Paris Saint-Germain, le Bayern Munich ou encore les Los Angeles Clippers, et a accueilli des événements comme les Mondiaux de cyclisme 2025 à Kigali, afin de redorer son image post-génocide et stimuler tourisme et investissements sur son territoire. Le Sénégal, de son côté, s’équipe d’infrastructures ultramodernes en vue d’accueillir les Jeux olympiques de la jeunesse 2026 à Dakar – la première compétition olympique organisée en Afrique.
Vers 2030 : le SPORT COMME OUTIL D’affirmation d’une puissance africaine et régionale
Ces initiatives ne rivalisent pour l’instant pas avec l’’ampleur du projet marocain diplomatico-sportif marocain, qui s’étale sur plusieurs décennies et vise explicitement à hisser le Royaume au rang de puissance sportive continentale à part entière. Un signe ne trompe pas : jusqu’ici, un seul pays africain avait réussi à organiser un événement sportif mondial de premier plan (l’Afrique du Sud avec la Coupe du monde 2010 et qui avait déjà des infrastructures sportives construites). En 2030, le Maroc deviendra seulement le deuxième pays africain hôte d’un Mondial de football.
L’organisation de la CAN 2025 constitue une étape majeure de cette stratégie, mais ce n’est qu’un début. En obtenant l’accueil de la Coupe du monde 2030 aux côtés de l’Espagne et du Portugal, le Maroc a atteint un objectif qu’il poursuivait depuis des décennies – après six candidatures infructueuses entre 1994 et 2026. Ce succès est historique : pour la première fois, un pays arabo-africain co-organisera un Mondial avec l’Europe, illustrant le rôle de passerelle du Maroc entre les continents.
Le Mondial 2030 sera l’aboutissement de la stratégie de sport power marocain, mais aussi un défi colossal en perspective. Le Royaume entend l’aborder avec la même méthode qui a fait son succès régional : ambition, préparation rigoureuse et partenariats. D’ici là, de vastes chantiers sont en cours, à l’image du futur stade Hassan II près de Casablanca – annoncé comme la plus grande enceinte du monde – symbole des rêves en grand format du Maroc. Les investissements consentis ne visent pas seulement à éblouir le temps d’un été 2030, mais à laisser un héritage durable. L’objectif affiché est de bâtir la première plateforme sportive de grande ampleur en Afrique, capable d’attirer des capitaux, de développer des industries du sport (infrastructures, technologies, évènementiel, formation) et de faire émerger des talents locaux.
En se projetant vers 2030, le Maroc se pose ainsi en nouvelle puissance sportive africaine décidée à jouer dans la cour des grands. Là où d’autres pays ont pu utiliser le sport comme simple vitrine, le Royaume l’intègre comme un pilier économique de son projet national et de son positionnement diplomatique. La Coupe du monde 2030 ne sera pas une finalité, mais le début d’une nouvelle ère : celle de l’affirmation pleine et entière du Maroc sur la carte du monde.